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Mois de janvier sanglant au Kazakhstan

Mois de janvier sanglant au Kazakhstan

Image : Stocklib / Achisatha Khamsuwan

Le Kazakhstan, ex République soviétique, désertique, mais au sous-sol gorgé de minéraux, a brutalement vacillé dans la violence début janvier 2022 avec des manifestations contre une hausse du prix du gaz et sur fond d’inégalités sociales. La contestation est devenue politique, violente. Un mélange explosif qui a poussé le président Kassym-Jomart Tokaïev à rétablir l’ordre grâce à la Russie. Mais le clan du « père de la nation », Noursoultan Nazarbaïev, au pouvoir durant trente ans, n’a pas dit son dernier mot. Décryptage.

L’année 2022 a commencé rapidement en politique internationale. Il était évident que la crise ukrainienne, qui dure depuis longtemps entre l’Occident et la Russie, serait déjà l’enjeu le plus important de 2022. Mais alors que les regards étaient tournés sur la crise ukrainienne, c’est au Kazakhstan qu’un développement critique s’est produit. Les manifestations, qui ont commencé par protestation aux prix de l’essence et du gaz naturel, se sont rapidement transformées en crise au Kazakhstan.

Le Kazakhstan a annoncé, samedi 22 janvier, avoir arrêté 464 personnes pour « terrorisme » et « troubles de masse » après les émeutes meurtrières ayant secoué ce pays d’Asie centrale début janvier. Au total, 970 personnes accusées de vol, de troubles publics ou de possession illégale d’armes ont été arrêtées dans le cadre des enquêtes ouvertes après ces violences, a déclaré un haut-responsable du parquet kazakhstanais.

Image : Stocklib / ivanzkart

Des manifestations inédites avaient dégénéré en émeutes et en répression armée, faisant quelque 225 morts, des centaines de blessés et au moins 12 000 arrestations, dans la foulée. Les violences, jamais vues depuis l’indépendance du pays en 1991, avaient alors poussé le président Kassym-Jomart Tokaïev à demander le déploiement des forces armées russes et de leurs alliés pour rétablir l’ordre. Plus de 2 000 soldats ont ainsi été dépêchés au Kazakhstan pour épauler les autorités, avant de se retirer le 19 janvier, une fois leur mission accomplie. Le président Kassym-Jomart Tokaïev s’est empressé d’accuser des « terroristes », formés selon lui à l’étranger, d’être derrière les violences, sans toutefois apporter de preuves.

Le pouvoir fragilisé

Après l’effondrement de l’Union soviétique, le Kazakhstan est devenu le pays le plus puissant des républiques d’Asie centrale. Le Kazakhstan a renforcé son économie, réussi à attirer des investisseurs étrangers et consolidé sa position régionale en poursuivant une politique équilibrée dans sa politique étrangère. Le pays, qui a connu un développement rapide sous la direction de Nazarbaïev, s’est récemment imposé notamment dans la concurrence énergétique, et s’est transformé en un pays influent dans la concurrence énergétique régionale grâce à ses riches ressources naturelles.

Kassym-Jomart Tokaïev a succédé en 2019 à son mentor, Noursoultan Nazarbaïev, qui a régné d’une main de fer pendant trois décennies sur le Kazakhstan. La transition au pouvoir du plus grand pays d’Asie de l’Est comptant 19 millions d’habitants, avait semblé réussie. La crise sanglante de janvier a toutefois mis en lumière la lutte interne au sommet du pouvoir.

De manière inédite, le nouveau président s’en était pris à son prédécesseur il y a quelques semaines en l’accusant d’avoir favorisé l’émergence d’une « caste de riches » dominant cet Etat regorgeant d’hydrocarbures. L’influent « chef de la Nation », l’ex-président Noursoultan Nazarbaïev, 81 ans, s’est, par la suite, exprimé pour faire allégeance au président actuel et assurer qu’il n’y avait « aucun conflit ou confrontation au sein de l’élite ». Plusieurs des proches de N. Nazarbaïev ont toutefois été écartés de positions clés, et d’autres ont été incarcérés.

L’origine du mal

Malgré son économie croissante, la richesse est mal répartie dans le pays, où le salaire mensuel moyen est d’un peu plus de 500 euros et où la corruption semble endémique. L’incapacité à distribuer équitablement au peuple les revenus tirés des riches ressources naturelles, a causé des perturbations dans la société pendant un certain temps ; des problèmes devenus plus apparents de fait de la pandémie. Par conséquent, la principale raison sous-jacente des manifestations, était l’exigence du peuple d’obtenir une plus grande part de l’économie.

De surcroît, la suppression, le 1er janvier, du plafond du prix du gaz de pétrole liquéfié, le carburant le plus utilisé dans le pays (entre 70% et 90% des véhicules fonctionnent au GPL, selon le Washington Post), semble avoir été l’étincelle qui a tout déclenché, car, rapidement, le prix du GPL a doublé. D’autant que, comme l’a souligné l’Agence France-Presse, la principale source de carburants des voitures étant le GPL, « toute hausse de son prix entraîne celle des produits alimentaires, déjà à la hausse depuis le début de la pandémie de Covid-19 ».

Cependant, les problèmes rencontrés dans la répartition économique et équitable des revenus ne suffisent pas à expliquer les manifestations. En raison de son importance stratégique, le Kazakhstan est un pays dans la sphère d’influence de la Russie. D’une part, la relation énergétique entre la Chine et le Kazakhstan a commencé à être au premier plan ; des éléments dérangeant la Russie. D’autre part, les relations étroites du Kazakhstan avec les pays occidentaux et son rôle actif dans la création de l’Organisation des États turciques, ont attiré l’attention de Moscou. Ainsi, le fait que le Kazakhstan soit l’un des pays au cœur d’une rivalité de pouvoir sensible, s’est transformé en une dynamique qui a fait rapidement dégénérer les manifestations. Le déploiement rapide par la Russie de ses unités militaires stratégiques peut être évalué dans cette équation de puissance.

L’embrasement du pays

Janaozen, dans la région ouest de Manguistaou riche en ressources pétrolières, a été la première ville où ont eu lieu les manifestations, tout début janvier. Dans cette ville, en 2011, quatorze ouvriers d’un site pétrolier grévistes avaient été tués lors de la répression policière d’une manifestation contre les conditions de travail et les salaires. Le mouvement s’est ensuite étendu à la grande ville régionale d’Aktau sur les bords de la mer Caspienne, avant de se propager dans le reste du pays.

Dès le mardi 4 janvier au soir, l’AFP signalait des tirs de grenades assourdissantes et de gaz lacrymogène par la police pour tenter de disperser une grande manifestation qui réunissait plusieurs milliers de personnes, à Almaty, la capitale économique, qui se trouve dans l’est du pays. Dans la nuit, le président Kassym-Jomart Tokaïev a décrété l’état d’urgence à Almaty et dans la province de Manguistaou pour deux semaines, alors que près de 5 000 manifestants scandaient des slogans contre le gouvernement et l’ancien président Noursoultan Nazarbaïev.

Quelques heures, plus tard, le président a accepté la démission du gouvernement, tandis que la mairie et la résidence présidentielle à Almaty étaient partiellement incendiées et que des manifestants s’emparaient brièvement de l’aéroport de la ville. Au fil des jours, les protestations des manifestants ont évoluées et ils demandent désormais de pouvoir également élire directement les responsables régionaux du pays, pour l’instant nommés par le président.

En somme, ils demandent l’éviction des forces politiques qui ont dirigé le pays sans véritable opposition depuis l’indépendance du pays en 1991.

New York Times

L’état d’urgence a été élargi à tout le pays, tandis que le président a demandé l’aide de la Russie et de ses alliés, attribuant les émeutes à des « terroristes » entraînés à l’étranger.

Des groupes d’éléments criminels battent nos soldats, les humilient, les traînant nus dans les rues, agressent les femmes, pillent les magasins. En tant que chef de l’Etat et à partir d’aujourd’hui président du Conseil de sécurité, j’ai l’intention d’agir de la manière la plus ferme possible.

Président Tokaïev promettant une réponse « ferme »

S’il y a déjà eu des manifestations majeures dans le pays, comme en 2019, après l’élection de Kassym-Jomart Tokaïev, jamais le Kazakhstan n’a connu une telle situation et il est difficile de faire des prédictions sur ce que l’avenir réserve à ce pays d’Asie centrale. Le président a semblé enclin à lancer des réformes lors de ses appels au peuple kazakhstanais. Le gouvernement a notamment annoncé avoir plafonné pour six mois le prix de vente des carburants et le président a introduit une série de mesures d’urgence.

La Russie à la rescousse

La Russie voisine et ses alliés de l’Organisation du traité de sécurité collective, avait annoncé l’envoi d’une « force collective de maintien de la paix« , à la demande du président Kassym-Jomart Tokaïev. L’alliance militaire a rassemblé autour de la Russie plusieurs anciennes républiques soviétiques. Comprenant des troupes russes, bélarusses, arméniennes, tadjikes et kirghizes, leur mission était de « protéger les installations étatiques et militaires » et « d’aider les forces de l’ordre kazakhstanaise à stabiliser la situation et rétablir l’état de droit ».

Militaires russes débarquant sur le sol kazakhstanais pour venir en aide chef de l’Etat (Image : Stocklib / ivanzkart)

La police a, toutefois, fait état de « dizaines » de manifestants tués alors que ceux-ci tentaient de s’emparer de bâtiments administratifs et de commissariats. Le ministère de la Santé a recensé plus d’un millier de blessés. Treize membres des forces de l’ordre ont été tués, dont deux ont été retrouvés décapités, et 353 blessés, selon la télévision.

La France comme les États-Unis ont appelé toutes les parties impliquées dans la crise au Kazakhstan, y compris la Russie et ses alliés de l’Organisation du traité de sécurité collective (OTSC) appelés à la rescousse, à faire montre de « modération » après la mort de dizaines de manifestants, tués par la police.

Internet coupé

Le Kazakhstan a aussi désactivé des pans entiers de son réseau Internet. Selon Netblocks, un organisme qui suit et étudie les coupures de réseau et Cloudflare, une entreprise spécialisée dans l’infrastructure Internet, le réseau Internet mobile, très important dans le pays, a d’abord été fortement perturbé, compliquant l’utilisation des messageries mobiles Telegram, Signal ou encore WhatsApp. Puis, le blocage a été appliqué à tout le réseau Internet dans le pays, fixe et mobile. Une brève embellie de l’accès à internet avait été, cependant, observé lors d’un discours télévisé de Kassym-Jomart Tokaïev.

La puissance d’Asie Centrale fait partie de la longue liste des pays qui, ces dernières années, ont entrepris de perturber, voire de couper, l’accès à Internet pour faire face à des mouvements de contestation internes. Le but est à la fois de désorganiser ces derniers, en les privant de moyens de communiquer et de se coordonner, mais aussi de limiter la circulation des informations vers l’extérieur du pays.

Par ailleurs, ces émeutes ont indirectement causé une hausse de 8 % des prix de l’uranium alors le Kazakhstan (principal fournisseur mondial, produisant 40 % de l’uranium dans le monde). La suspension d’Internet a, elle, eu un autre effet sur le bitcoin, puisque le Kazakhstan est le deuxième « producteur » de cette cryptomonnaie. En l’espace de quelques heures, la production a baissé de 12 %. Depuis quelques semaines, la situation s’est calmée au Kazakhstan, toutefois la poursuite de la concurrence énergétique dans la région est un processus qui devrait être suivi attentivement par tous les pays de la région.